Les serveurs des restaurants gastronomiques sont principalement des hommes — j’étais l’une des seules femmes. On doit porter un tuxedo, avoir beaucoup d’expérience, et cuisiner aux tables devant les clients.

Six mois après avoir commencé, je surveillais mes tables, une zone très achalandée, quand un des propriétaires, qui était au bar, est passé près de moi et m’a saisi l’entrejambe. Il était grand et il avait de très grosses mains et une bonne poigne. Ce n’était pas seulement humiliant, ç’a aussi fait mal. Je me souviens avoir été très surprise. Je n’ai rien dit parce que je pensais qu’il avait fait une erreur et qu’il avait sans doute voulu me prendre le coude ou quelque chose d’autre. Deux semaines plus tard, c’est encore arrivé.

Puis ç’a continué. Je ne sais pas exactement combien de fois ça s’est produit. Quand il y avait moins de gens, je lui criais: « Arrête de faire ça ». Il ne s’excusait jamais. À la place, il disait: « C’est quoi ton problème? De quoi tu parles? » Je pense que c’était devenu un jeu pour lui. J’avais l’impression qu’il me faisait ça parce que j’étais latina. Je me demandais s’il pensait que j’étais, d’une certaine manière, inférieure, mais je refuse de voir ma race comme quelque chose qui peut me limiter. Je me suis sentie misérable. Je n’arrêtais pas de penser: peut-être qu’il pense que je le mérite, peut-être qu’il ne pense pas que je suis assez bonne. Il avait une fille et il n’aurait pas apprécié qu’on fasse ça à sa fille, donc pourquoi il me faisait ça à moi?

J’avais une hypothèque à payer et j’allais à l’école. Je devais travailler, alors j’ai continué à le supporter. C’est seulement lorsque j’ai vu une collègue se faire harceler que j’ai changé d’avis. Un jour, je travaillais avec une fille de 17 ans chargée de débarrasser les tables et elle a fait tomber des verres. J’avais environ 30 ans à l’époque. J’ai couru pour l’aider à ramasser. Mais quand que je suis arrivée, il était déjà là. Il la réprimandait et l’interrogeait sur ce qui s’était passé. Il a ensuite saisi un de ses seins. Il lui parlait exactement de la même manière qu’il m’avait parlé.

Après ça, j’ai compris que tout ce que je m’étais reproché n’avait pas de sens parce que cette jeune fille était complètement le contraire de moi. Son père était anesthésiste, alors sa famille était riche. Elle est venue me voir après pendant que je nettoyais les tables et elle a dit: « Tu sais, j’ai vu que ça t’est arrivé à toi aussi. Je comprends pas pourquoi tu dis rien. C’est pas correct. » J’ai commencé à me dire: « J’ai une responsabilité envers cette jeune fille. Je ne suis plus la seule qui vit ça. Je suis une adulte et je dois la protéger. »

Le lendemain, la jeune fille a reçu un appel du fils du propriétaire, qui travaillait au restaurant, et il lui a dit que ce qui s’était passé la veille était de ma faute et que c’était moi qui lui mettais des idées dans la tête. Il lui a ensuite dit de venir travailler. J’ai tout de suite su que je n’avais plus d’emploi. Quelques jours plus tard, moi, la jeune fille et une autre collègue sommes allées à la Commission des droits de la personne.

Pendant toute l’enquête, la première question qu’on vous pose est: « Qu’avez-vous fait? » Il n’y a jamais eu d’empathie. Personne n’a dit: « On vous croit. » Il n’y a aucun soutien. La Commission des droits de la personne l’a reconnu coupable, mais la presse a été brutale.

Par exemple, le propriétaire a dit à un journaliste qu’il m’avait renvoyée chez moi une fois parce que j’étais venue au travail en minijupe; il a dit qu’il m’avait dit de rentrer chez moi parce qu’ici on vend de la nourriture, pas du sexe. Ils ont imprimé ça dans les journaux et c’était humiliant qu’ils fassent ça sans même faire d’enquête. On devait tous porter un tuxedo et des collègues auraient pu confirmer ce détail. En plus, ils ne m’ont jamais interviewée, et personne n’a jamais entendu ma version des faits. Aucun article n’a parlé négativement des agresseurs; ils ont plutôt sympathisé avec le harceleur.

J’étais tellement gênée. Dans un article, quelqu’un a écrit: « Un restaurateur de Regina dit qu’il a été étonné et blessé d’apprendre qu’un ancien membre du personnel avait déposé une plainte pour harcèlement sexuel. » Ces articles se concentraient sur le mal et la peine de mon harceleur, et non sur ce que j’avais dû endurer en travaillant là-bas ou pendant le procès. En ce qui concerne l’industrie de la restauration, j’ai été mise sur la liste noire. J’avais beaucoup d’expérience et j’étais vraiment une bonne serveuse, mais ça n’avait pas d’importance.

Quand j’ai commencé mon travail actuel, chaque fois que je répondais au téléphone, je devais dire mon nom. J’avais l’impression d’être la seule Juliany dans le monde entier, et j’avais honte que les gens sachent qui j’étais et fassent le lien avec l’histoire. J’ai demandé à mon boss si je pouvais utiliser un autre nom au téléphone pour ne pas avoir honte. Ç’a duré des années.

J’étais allée acheter des lunettes de soleil une fois et la propriétaire a commencé à parler du restaurant, car il était populaire. Je lui ai demandé si elle connaissait l’histoire. Elle a dit: « Bien sûr, mais ces filles ne voulaient que de l’argent, elles cherchaient juste à faire du trouble. »  Quand tu vois que tout est contre toi, même les nouvelles, tu vas toujours te blâmer toi-même. Les médias devraient avoir honte de m’avoir décrite comme ça. Les médias m’ont laissé tomber et personne n’a rien fait. 

Dire la vérité sur ce qui m’est arrivé a été pire que de me faire harceler.